La pluie peut bien continuer de tomber, Neal Francis continuera de jouer

Cloîtré dans une église, sans savoir quel tournant donner à sa vie, Neal Francis creuse au plus profond de lui-même pour accoucher de son deuxième album solo, In Plain Sight. Des montagnes russes d’émotions gravées sur sillon, auxquelles le pianiste donne vie avec son groupe grâce à des envolées R&B, funk et rock’n’roll dignes des plus grands.

Il y a différents types de revivalistes. Ceux qui, dans leur lien profond avec la religion, vont retrouver une foie renouvelée en Dieu, un nouvel élan spirituel, suite à des événements précis ou un réveil causé par des actes prosélytiques. Mais il y a aussi, par exemple, les revivalistes d’un mouvement culturel du passé, d’une époque révolue, d’un état d’esprit d’antan. Ceux qui, bercés par les références qui leur sont tombées sous la main pendant leur processus de socialisation, vont raviver le feu du début des années 70. À coups de nuque longue, de chemises bariolées et surtout, de beaucoup de guitares. Neal Francis fait-il, à tout hasard, partie de ces deux catégories ? Sans analyse poussée, on s’accordera à dire que l’Américain est plus proche du jeune hippie pétulant que du vieux prêtre dans son apostolat. Pour autant, celui qui se considère comme agnostique s’est calfeutré dans une église pendant de longs mois. C’est dans ce lieu de culte à Chicago, où Neal est payé pour jouer de l’orgue et du piano le dimanche, que va prendre vie In Plain Sight. Dans les tréfonds de sa vie, balloté par des relations amoureuses compliquées (dont la dernière lui coûte son logement) et une addiction à l’alcool, Neal Francis fait de la maison de Dieu son studio, comme un ultime appel à l’aide.

Mais tout n’a pas été à contre-sens dans la carrière de l’artiste. S’il ne s’agit ici que de son deuxième album solo, notre ami était déjà auparavant pianiste de blues et a joué avec le groupe de funk The Heard, et son premier album solo Changes a reçu moult reviews élogieuses venant de la presse spécialisée en 2019. Mais que faire, ensuite, pour capitaliser sur ces ondes positives quand les traumatismes sont encore frais et que tu marches constamment sur des sables mouvants ? Et quand, accessoirement, une pandémie annule tous tes plans de tournée en 2020. C’est dans ce contexte que Neal Francis a profiter de ce lieu sacré à disposition pour se lancer dans un travail d’introspection et tirer toutes ces expériences personnelles pour en générer une matière qui constituera In Plain Sight. Indéniablement un retour en grâce, reprenant la moelle essentielle funk, blues R&B de la Nouvelle-Orléans de son précédent album, qui lui ont valu à l’époque des comparaisons avec Dr. John ou Allen Toussaint. C’est aussi, dans la continuité de premier album, que son successeur poursuit ces étapes de reconstruction d’un être en quête de lumière. « You can’t stop the rain / It’s always coming down / It’s always gonna fall / But you’re not gonna drown » chante Francis sur l’incontrôlable refrain du tubesque morceau à la slide guitar « Can’t Stop The Rain ». Tu vas prendre la flotte toute ta vie l’ami, mais le tout est de parvenir à garder la tête hors de l’eau. Même quand il chante ces « Problems », le pianiste, qui use ses touches depuis l’âge de quatre ans, ne pense qu’à jouer, jouer et encore jouer sur un rythme enjoué en compagnie de ses musiciens, Kellen Boersma (guitare), Mike Starr (basse) et Collin O’Brien (batterie).

« Alameda Apartments », récit entièrement cauchemardé par l’artiste d’une habitation art deco hantée, symbolise à lui-seul et dès les premières minutes le fun que dégage cet album. Comme les pièces d’un puzzle qui s’emboitent parfaitement, les notes de pianos grimpent sur les arrangements vintages et ce chant nonchalant façon Kevin Morby, avant de prendre le lead sur une magnifique outro. « Have mercy on me », réclame à mi-parcours Neal Francis sur le rock groovy de « Prometheus » dont les riffs de guitare rendent hommages aux rock icons des 70s. Le chemin de la rédemption est encore long, pour celui dont le lexique n’aura probablement jamais été aussi empreint par la présence du divin. « Say Your Prayers », hit élancé aux émanations funk démontre toute la versatilité de l’Américain, qui amorce en deuxième partie d’album des sorties de routes dansantes grâces à ses parties instrumentales taillées pour le live (« BNYLV ») et des expérimentations éthérées qui font place aux synthés analogues (« Asleep »). Planqué dans le sous-sol de son église en compagnie de ses musiciens où il travaille la nuit et dort le jour, Francis puise ici inspiration du lieu, des esprits, de son parcours, de ses rêves et cauchemars et surtout fait directement face à ses souffrances qu’il sait jamais bien loin. « My brain is broken I’m now convinced / I can’t push these thoughts away / It’s not some ordinary pain I feel / But an еxistential dread », creuse-t-il sur « Asleep ». C’est que la lumière peine à subsister dans les gros trous noirs de la pensée, hantée par les séparations et les addictions.

C’est grâce à la musique et à tout son talent de musicien qui ne l’a jamais quitté que l’artiste parvient à ne pas dérailler. In Plain Sight, concentré des pensées diffuses et des éclairs de génie de son auteur, peut difficilement se détacher de son fétichisme d’une époque révolue où l’on enregistrait sur bande en se rêvant Harry Nilsson. Mais Neal Francis n’est pas un ersatz, et même s’il donne parfois l’impression d’être sorti du coma après quarante ans sans avoir rien écouté des révolutions successives, ses incantations organiques débordent d’un plaisir brut. Produit une nouvelle fois par Sergio Rios, qui donne ici vie à toutes les idées de l’artiste, et mixé par Dave Fridmann (HAIM, Spoon, The Flaming Lips, Tame Impala), le disque sonne grand, habité et puissant. De grandes chansons pour un loner en ascension qu’on imagine reprendre vie sur les routes de l’Amérique, à la manière du Rolling Thunder Revue de Dylan, toujours accompagné de son band et au plus près du public. Qu’importe en quelle année nous sommes. « We had a good thing in the past / Why can’t good things last forever », après tout.